Jean-Claude Naimro, une icône discrète
Tout commence par le piano classique, que Jean-Claude Naimro apprend à Saint-Pierre (Martinique) où il est né. A 18 ans, il rejoint le groupe Coconuts des frères Alpha puis se rend à Paris deux années plus tard. Il accompagne de nombreux artistes de la variété française dont Fugain et Eddy Mitchell, ainsi que des musiciens Africains. Son expérience lui permet d’intégrer le groupe Kassav’ et de lui donner une identité. Sans réel plan de carrière, il produit quelques albums solo, dont Digital Dread qu’il ressort et nous présente.
Quelle est votre relation avec le Cameroun ?
J’ai commencé à travailler il y a longtemps au studio Johanna à Montreuil. C’était le fief des musiciens Africains de manière générale, et il y avait de bons ingénieurs. J’y ai connu Toto Guillaume avec lequel j’ai travaillé, nous avons fait des arrangements un peu plus « ouvert » du makossa, c’était le moment idéal pour entrer dans cette musique en tant que pianiste. J’ai fait mon petit bonhomme de chemin, de fil en aiguille, Manu Dibango m’a demandé de travailler avec lui, à l’époque j’ai travaillé avec pratiquement tous les Camerounais qui faisaient des albums au point où les gens qui voyaient mon nom derrière les pochettes d’albums pensaient que j’étais du Cameroun.
Qu’est-ce que cette musique africaine vous a apporté en tant que musicien antillais ?
La musique camerounaise est basée sur les guitares. Lorsque j’arrivais aux séances d’enregistrement, il y avait déjà des guitares qui « tournaient » et j’avais énormément de mal de mal à me placer en tant que pianiste, d’autant plus que mon instrument ne faisait pas partie du paysage africain à l’époque. Je devais trouver une façon de jouer qui mette en valeur cette musique tout en incorporant des sonorités qui accompagnent les guitares, avec mon propre style. Ce n’était pas facile, mais j’ai fini par trouver ma place. Les musiciens camerounais ont vite compris que j’apportaient un plus à leur musique. Et lorsque j’ai démarré avec Kassav’, j’ai retranscrit cette façon de jouer dans le groupe. Je n’aurais pas eu cette période africaine, j’aurais joué différemment avec Kassav’. C’est là qu’on comprend que la transmission se fait aussi en jouant avec d’autres musiciens.
« J’ai toujours été au service des autres »
A partir de quelle période avez-vous décidé, par rapport à Kassav’, d’avoir une carrière solo ?
Au bout de quelques années, nous nous sommes rendus compte que chaque membre du groupe avait des choses à dire. Nous avons donc décidé que, entre les albums de Kassav’, chacun ferait un album solo. Patrick Saint-Eloi a commencé, ensuite il y a eu Jean-Philippe Marthély, Jocelyne Béroard, etc.
Au départ, je suis entré dans le groupe en tant que pianiste, faire un album n’était pas une priorité. J’ai toujours été au service des autres, je n’avais pas d’album, jusqu’au jour où Georges Décimus, le bassiste, m’a dit qu’il fallait que j’en fasse aussi un. C’est la raison pour laquelle au bout de 40 ans de carrière, j’ai moins d’albums que les autres. Je n’aime pas trop me mettre en avant. Les années ont passé, ma fille me pousse à le faire et à l’accepter, c’est important.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, vous ressortez l’album Digital Dread
J’ai produit cet album sans vraiment y croire : Je n’avais pas conscience qu’il fallait que je le mette sur les réseaux sociaux. J’ai choisi Bel Pawol Pou En Fanm’, pour rendre hommage à Gilles Floro, et en profiter pour faire un clip avec de nouveaux arrangements avec la jeune génération.
Lorsqu’on écoute cet album, on y découvre de belles chansons
Bizarrement cet album n’a pas bien marché. A l’époque, il n’y avait pas autant de « featurings » qu’aujourd’hui. Et j’ai voulu casser ce code, c’était en 1996. J’ai fait 12 titres chantés par 12 chanteurs différents. Sauf que lorsque l’album est sorti, à la radio, les journalistes ne passaient que le titre qu’ils aimaient le plus sans pour autant que les auditeurs ne fassent le lien avec moi. Ce qui fait que l’album n’a pas eu de succès. J’ai voulu faire un coup, ce qui ne m’a pas servi. C’est un mal pour un bien puisque l’album ressort et que le public le découvre comme un nouvel album.
Et pour donner une nouvelle vie à cet album, vous avez fait appel à la nouvelle génération
J’ai toujours pensé que passé un certain temps, il y a une relève qui se fait. Le zouk aujourd’hui est composé et travaillé par des jeunes qui ne voient pas du tout la musique comme moi. Je n’ai pas à juger si elle est mieux ou pas, c’est comme ça. J’ai fait appel à Stanisky, qui un arrangeur actuel, ainsi qu’à Riddla. Ils ont apporté autre chose à ma musique. Le clip de Bel Pawol Pou En Fanm’ a été réalisé par Jimakanor, qui a lui aussi amené d’autres idées.
Votre fille a aussi joué un rôle important
Elle connait mon caractère. Elle a su vers qui aller. J’ai été voir ce que faisait Riddla par exemple, je suis entré dans son univers, et une fois que la connection s’est faite, c’était comme si on se connaissait.
Et vous êtes aussi remonté sur une moto pour les besoins du clip
Ça m’a rappelé ma jeunesse. Lorsque j’avais 15 ans, je voulais être pilote de voiture de course. Mais je n’en avais pas les moyens. J’ai fait beaucoup de karting, c’était mon univers lorsque j’étais adolescent. Alors qu’on préparait le clip, mon ami d’enfance JP Jouanel m’a parlé d’un concessionnaire de motos, c’est ainsi que j’ai sauté sur l’occasion pour en faire.
Au-delà du titre hommage à Gilles Foro Bel Pawol Pou En Fanm’, il y a d’autres titres assez intéressants
Oui parce que l’album n’a pas été mis en valeur lors de sa première sortie. Nous avons fait un travail de fond, les autres titres sont dans leur jus.
Comment avez-vous collaboré avec Gilles Floro à l’époque ?
Il avait déjà une carrière bien installée, il faisait du zouk, il était pianiste tout comme moi. Lors de notre première rencontre, on s’est apprécié, il est venu chez moi, il avait déjà ce titre, Bel Pawol Pou En Fanm’, je lui ai proposé de le mettre dans mon album, nous l’avons arrangé tous les deux. Il a aimé l’idée, nous avons fait ce duo qui a bien marché.
« Un artiste qui ne monte pas sur scène ou qui ne fait pas du « live » n’en est pas un »
Comment êtes-vous arrivé à chanter ?
Je ne suis pas entré dans le groupe Kassav’ pour chanter. Je ne chantais pas du tout et ne me considérais pas comme chanteur au départ. Les années ont passé, on m’a demandé de chanter, je l’ai fait, ça a marché, tout comme Jacob Desvarieux d’ailleurs, qui était guitariste. Jocelyne Béroard est aussi venue dans le groupe en tant que choriste au départ. Les choses ont évolué au fil du temps.
Pour revenir à Kassav’ on attribue souvent sa longévité au fait que le groupe fasse beaucoup de concerts « live », qu’en pensez-vous ?
Pour moi, un artiste qui ne monte pas sur scène ou qui ne fait pas du « live » n’en est pas un. Un vrai footballeur ne joue pas devant sa « playstation ». De plus en plus d’artistes aux Antilles font du playback. Ce n’est pas sérieux. C’est un vrai métier, il faut être capable de défendre sa musique face à un public.
Comment avez-vous géré cette pandémie du Covid-19, ce moment où tout s’est arrêté ?
Contrairement à d’autres, cette période de Covid-19 m’a apporté énormément de choses positives : Depuis 40 ans, je n’arrêtais pas de voyager, parfois je n’avais pas le temps de défaire mes valises. Cette pandémie a fait que tout s’est arrêté. Je me suis donc posé chez moi, je suis allé voir ce qu’il y avait dans ma cave, je suis tombé sur cette bande, que je pensais avoir perdu en studio. C’était la bande de Digital Dread. Je me suis donc renseigné pour savoir si la bande peut être utilisable 40 ans après. On a « passé la bande au four » et j’ai pu récupérer du son. Du coup plein de projets ont suivis.
J’ai organisé un concours de Karaoké sur mes 15 titres que j’ai mis sur mon site officiel, les participant(e)s devaient se filmer et m’envoyer leur vidéo. Le concours a été remporté par le Camerounais Jacky Kingué, nous avons enregistré un titre et j’attends la bonne période pour le sortir. Tout est déjà prêt.
Cette période m’a donné envie de faire plein de choses, notamment un projet reggae, avec ma team de Dig studio, qui me tient à cœur. J’arrive une période de ma vie où je me fais plaisir.
Comment va Jean-Philippe Marthély ?
Il va mieux, son élocution est nettement mieux, il travaille aussi, il a le moral.
NB : Au moment où cet entretien a été réalisé, Jacob Desvarieux était encore vivant. Le guitariste de Kassav’est décédé le 30 juillet 2021 au CHU de Guadeloupe. La rédaction de Couleur café lui rend un vibrant hommage.