Rokia Traoré : « Je suis une artiste et fière de l’être »

Il y a 4 ans, la chanteuse malienne Rokia Traoré disparaissait de la scène internationale. Pour des raisons qui auraient dû rester personnelles, sa vie a été étalée sur les réseaux sociaux. Un différend avec son ancien compagnon qui l’a menée en garde à vue et a failli lui coûter sa carrière. 

En concert lors du festival Togoville Jazz le jeudi 13 avril 2023, elle a présenté un nouveau spectacle et a accepté de se confier, en toute sincérité.  

Couleur Café : Ça fait plaisir de te voir sur scène, tu reviens avec un nouveau projet, comment te portes-tu ?

Rokia Traoré : Ça fait 4 années que je ne me suis pas produite à l’international, c’est vrai qu’il y a un côté agréable à tout cela, on se sent en mission. En tant qu’artiste, artiste femme, artiste femme africaine, le fait de pouvoir tenir une carrière est un challenge. On s’inspire de nos modèles et on a envie de réussir comme elles. Il y a aussi des modèles en tant que femmes fortes, parce qu’on connait plus ou moins leurs histoires et on est fière d’elles, ça fait plaisir de pouvoir exercer son métier. J’avais mis de côté la scène ces dernières années et ça fait plaisir de visiter pour la première fois un pays africain, en l’occurrence le Togo. J’ai l’impression d’avoir quitté chez moi et d’être venue chez moi. 

CC : Tu viens de souligner que tu es en mission, tu as parlé des grandes dames, tu cites leurs noms sur scène et tu en fais des modèles. Qu’est-ce à dire ?

RT : Je trouve normal qu’on ne les oublie pas. Même si je n’étais pas artiste, je les aurais quand même eues en mémoire  et je leur aurais rendu hommage d’une façon ou d’une autre.  Ce sont des femmes que je connais, dont je connais le travail, le charisme, elles sont nombreuses à avoir été des icônes, c’était des femmes de caractère, qui ont mené des projets extraordinaires, dont on parle peu. C’était des femmes meneuses, je leur suis reconnaissante.

CC : On voit que la transmission est importante pour toi, est-ce ce que tu essaies de faire à travers la fondation Passerelle ?

RT : J’apprends encore énormément, j’ai besoin aussi de partir sur des projets où j’enseigne moins. Lorsqu’on travaille avec des jeunes artistes, on est en permanence en train de faire des remarques, je suis moins concentrée sur ce que je dois faire, sur mes propres imperfections. Parfois ça peut être intéressant de transmettre, mais par moment, j’aime aussi être sur des projets où je suis tout simplement « lead », où je n’ai pas à créer, à guider. Mais c’est avec grand plaisir que depuis environ 15 ans, je mène des projets avec des jeunes africains. Dans mon groupe de musique actuel, il y a un Nigérien, un Béninois-Togolais et deux Maliens. Nous nous sommes rencontrés au Mali, à l’époque où on organisait des auditions et faisait venir des jeunes de tous les pays limitrophes pour trouver ceux ou celles avec lesquels j’allais pouvoir travailler. Donc il est important de donner l’opportunité aux jeunes d’apprendre. Ils sont talentueux, il leur faut juste des opportunités sur place.

CC : Il y a 4 ans, on a lu et vu tout ce que tu as subi, où en es-tu aujourd’hui ?

RT : Lorsque vous vous retrouvez calomniée par la justice, ça paraît incroyable. Vous n’avez rien fait de mal, c’est comme si on débarque chez vous et qu’on vous dise qu’on vous a vu en train de voler. On vous montre une vidéo et vous dites que ce n’est pas vous, mais on vous répond que c’est vous. Vous pensez que c’est une blague. Vous prenez un avocat, l’autre partie en prend un et trompe la justice et vous vous rendez compte qu’en fait tout ça ne sert à rien. Vous mettez des sommes faramineuses dans des frais d’avocat à Dakar où j’ai été arrêtée une fois, en France, en Belgique, je n’en pouvais plus. Le problème n’était pas l’emprisonnement, je me suis rendue compte que le justice pouvait être trompée, que lorsqu’elle se trompe elle peut être bornée, et ne revient pas en arrière parce qu’elle veut absolument avoir raison. Lorsqu’on vous dit ce que vous n’êtes pas, ça créé un dégât psychologique énorme. J’ai deux enfants, je m’en occupe, j’ai trouvé des manières de m’accrocher. J’ai aussi une parole qui compte, je ne veux pas renforcer cette idée de « méchante Europe » dans la situation actuelle, ce ne serait pas sage de ma part et c’est pour cela qu’il m’est difficile d’en parler encore aujourd’hui. Je ne veux pas jeter de l’huile sur le feu, même s’il y a des mises au point à faire. Il faut prendre sur soi et continuer à faire ce sur quoi on croit.

CC : Quel regard portes-tu sur ton pays le Mali, en transition, en quête de normalité et qu’elle pourrait être la bonne façon de sortir de ses difficultés ?

RT : J’ai toujours dit ce que je pense du Mali et le bon côté de la chose est qu’on ne m’a jamais agressée. Bien évidemment il y a toujours des personnes qui ne sont pas d’accord et le font savoir sur les réseaux sociaux, mais je n’ai jamais eu de problème. Ce pays permet aux citoyens de s’exprimer. La situation politique a été créée par les leaders qui été là avant. Disons-nous la vérité pour pouvoir avancer. Le Mali est une démocratie depuis fort longtemps, nous sommes une partie de différents empires et royaumes qui ont existé par la cohabitation et la capacité de s’écouter et d’avancer ensemble. Et pas simplement par la force et les guerres. Nous avons eu l’empire du Mandé et la Charte de Kourougan Fouga au XIIIè siècle, c’est l’une des premières constitutions au monde. Tous les royaumes liés à l’empire du Mandé y étaient attachés. Nous avons des habitudes qui ne peuvent pas disparaître. Il y a eu par la suite des mauvaises habitudes, des interférences, des coopérations mal engagées, mal coordonnées et mal comprises. Il est nécessaire de pouvoir se dire les choses sincèrement et tranquillement. C’est ce que j’ai dit aux personnes qui m’ont interpellées. Je ne soutiens personne en particuliers mais plutôt le Mali. Lorsqu’il se passe des choses il faut en parler. Depuis un certain temps, je m’exprime moins parce que la situation est devenue très électrique, confuse. Il ne s’agit pas de dire tout ce qu’on pense pour pouvoir exister. Il faut savoir se taire, prendre le temps de voir ce qui se passe, qu’il s’agisse du Mali ou d’un autre pays. Prenons par exemple la France, nous avons un héritage commun et je ne peux pas tout rejeter. La langue française par exemple, m’a appris été transmise par mon père qui était professeur des écoles, et j’ai toujours eu l’impression que cette langue m’appartient autant que j’appartiens au Bambara. Je n’ai pas envie de tout rejeter. Au regard de ma propre situation, j’étais perdue à un moment donné, de la façon dont j’ai été traitée m’a profondément perturbée, mon seul souhait a toujours été de retrouver un équilibre et d’assumer qui je suis. Je suis Malienne, je vis au Mali, ma contribution, depuis 15 ans, est de faire des choses pour le Mali à travers ma fondation, je transmets à travers mon métier, mais il faut être patient. Je n’ai pas d’autres rôles.

CC : Tu es et tu demeures une artiste j’imagine que tu vas continuer à donner de la joie et du bonheur au public…

RT : Pendant longtemps je n’arrivais plus à écouter de la musique. Pour quelqu’un qui n’a jamais rien fait de mal, qui n’est jamais entrée dans un poste de police, qui s’est retrouvée menottée, les mots sont violents. On a détruit en moi tout ce que j’étais, j’ai entendu plusieurs fois des juges me dire : «  Madame est une star ! » On m’a reprochée ma carrière, des qualités et on m’a accusée d’être une  mauvaise mère. Tout ça m’a perturbée. 

Je savais que je ne pouvais pas me passer de musique, mais dès que j’essayais de chanter je n’y parvenais pas. Il a fallu passer cette étape pour comprendre qui je suis réellement. En tant que musicienne, j’ai appris des choses pour être professionnelle, j’aime dessiner, j’aime sculpter, je suis une artiste, je ne suis pas autre chose. L’idée, aujourd’hui, est de faire plus de scène en Afrique, je suis une artiste et fière de l’être. 

Propos recueillis par Mory Touré & Samuel Nja Kwa

Photographies de Samuel Nja Kwa

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