Manu Dibango se livre à Yves Bigot
Journaliste et Directeur de TV5 Monde, Yves Bigot est aussi le producteur des albums Wakafrika et African Soul enregistrés par Manu Dibango. Il a publié plusieurs livres dont celui-ci, Manu Dibango, conversations avec Yves Bigot, qui compile des entretiens et permet de comprendre l’immensité du célèbre musicien. Confidences pour confidences.
Comment avez-vous connu Manu Dibango ?
J’ai d’abord connu Manu Dibango lorsque j’étais journaliste à la radio. Je l’avais rencontré à Europe 1 et France Inter. On s’est connu véritablement le 12 juillet 1992 au lendemain de son concert aux Francofolies de la Rochelle. J’étais devenu depuis 12 jours le patron de sa Maison de disques, je suis allé prendre un petit déjeuner tardif avec lui, il s’était couché tard après son concert, et je lui ai dit : « Je suis le nouveau patron de ta Maison de disque, j’ai un gros projet pour toi, évidemment il faut qu’il te plaise. » Je lui ai donc expliqué le concept de Wakafrika. À partir de là on ne s’est plus quitté.
Je crois savoir qu’il a d’abord été réfractaire à ce projet au début
Réfractaire, je n’irais pas jusque-là, mais je dirais inquiet. C’était un projet panafricain qui m’a été suggéré par la pochette de l’album Survival de Bob Marley, sur laquelle il y avait tous les drapeaux des pays africains. Je me demandais quelle pourrait être la personne qui pourrait fédérer l’Afrique ? Et j’ai pensé à Manu. C’est le doyen, le totem, il a la légitimité. Il m’a répondu : « le panafricanisme est très compliqué, c’est dangereux je comprends ton idée mais tu ne te rends pas compte dans quoi tu mets les pieds. »
Et vous lui avez proposé un réalisateur ?
Oui, je voulais qu’on fasse un disque « américain », de qualité internationale. Je voulais un réalisateur international avec des ingénieurs de son internationaux. J’ai choisi quelqu’un qui pouvait comprendre sa musique, George Acogny qui a travaillé avec Peter Gabriel et d’autres, je souhaitais avoir une grande qualité de son. Manu faisait des albums à droite à gauche, j’ai estimé que ce n’était pas à la hauteur de son talent. De fait, nous avons mis des moyens très importants, c’est un album qui a couté plusieurs millions de francs à l’époque. C’était un gros investissement, je voulais tout ce qu’il y a de meilleur pour lui. Il y a eu les meilleurs musiciens africains dans cet album, Peter Gabriel, Sinead O’Connor, Paul Simon qui devait participer à cet album a été empêché par un tremblement de terre à Los Angeles. L’ambition était de lui faire un album qui soit en piste pour les Grammy Awards, qui soit numéro 1 aux États-Unis et qui lui permette de retrouver une carrière mondiale. Par la suite, il est reparti tourner aux États-Unis pendant 4 mois grâce au succès de cet album. C’était la bonne conjugaison entre un concept fort et une équipe autour de lui, qui le mettait au niveau où il aurait dû être.
Vous qui avez connu l’homme et le musicien, quelles impressions vous a laissé l’un et l’autre ?
Manu n’est pas juste un saxophoniste, c’est un multi instrumentiste, un compositeur, un Chef d’Orchestre, un visionnaire de la musique. C’est comme ça qu’il a pu avoir cet impact sur le monde.
Comme personne, c’était un humaniste, quelqu’un d’extrêmement généreux, très ouvert. Ce serait banal de dire un citoyen du monde parce que c’est beaucoup plus que ça. Il était intéressé par les nouvelles musiques, les nouvelles cultures, les personnes. Et surtout derrière son rire tonitruant d’une certaine façon, en réalité c’était une forme de politesse ou une pudeur. Manu était un sage, il a vécu une vie incroyable entre l’Afrique, la France, la Belgique et les États-Unis. Il s’est produit partout en Afrique et dans le monde. Il avait une vision du monde et une humanité très profonde. Il avait beaucoup de hauteur dans sa vue des choses. Il m’a beaucoup appris.
Par exemple ?
Sur la musique, sur l’Afrique, sur les rapports entre l’Europe et l’Afrique, les Noirs et les Blancs, entre la colonie et les indépendances, sur la « Françafrique ». Il avait beaucoup de hauteur sur ces choses-là. Il ne s’arrêtait pas aux banalités du quotidien.
Propos recueillis par SNK