Kareen Guiock-Thuram rend hommage à Nina Simone
À cœur ouvert
Il y a 20 ans, Nina Simone disparaissait. Il y a 20 ans, Kareen Guiock-Thuram faisait ses débuts sur M6. La jeune femme, qui a troqué son micro de journaliste contre celui de chanteuse, suit son instinct et s’engage sur une voie surprenante et passionnante, le jazz. Son premier album, Nina, n’est pas seulement un hommage, mais aussi un besoin de liberté, d’une femme qui assume ses choix. Rencontre.
Couleur Café : Comment vous décrivez-vous ? Comme une chanteuse ou comme une journaliste qui chante ?
Karee Guiock : Comme une chanteuse ! Je fais tout à 100% : Je suis à 100% journaliste et je suis à 100% chanteuse. On n’est pas une partie de quelque chose, je suis les deux et quand je pratique, je fais pleinement les choses. C’est vraiment à la chanteuse à laquelle vous avez accès.
C.C : Qu’est-ce qui vous a attirée vers Nina Simone ?
K. G : Ce projet est né dans le cœur et l’esprit de Dominique Fillon qui est un pianiste de jazz, un ami de très longue date. Il m’a appelée un jour en me proposant ce projet qui s’est imposé comme une évidence. Je considère Nina Simone comme un phare, c’est une artiste et un personnage inspirant.
C.C : Vous l’avez soulignée, Nina Simone est un monument, elle a un vécu. Comment l’avez-vous interprétée ?
K. G : Je n’interprète pas Nina Simone, j’interprète ses chansons. Ce qui n’est pas la même chose. Ce n’est pas Nina Simone que je fais revivre, Je mets mes propres émotions, je raconte ma propre histoire quand je chante. Chanter c’est transmettre ses émotions par le canal du souffle et de la voix. Il se trouve que je n’ai pas le vécu de Nina Simone, je ne suis pas non plus Nina Simone. En revanche, je raconte ce que j’ai à transmettre à travers ses chansons, qui sont traversées par nos propres émotions. On ne reprend pas Nina Simone à proprement parler. Dominique et moi avions pour ambition de respecter l’élégance et l’authenticité de Nina Simone, surtout son injonction à la liberté. C’est ce qu’elle nous appelle à faire. Si on avait repris les chansons comme l’a fait Nina Simone, ça n’aurait eu aucun intérêt. Il faut continuer à écouter Nina Simone en tant que Nina Simone. Nous proposons son répertoire revisité et surtout dans lequel ont infusé nos propres émotions.
C.C : Alors quelles sont vos émotions ?
K. G : La vie. Je la raconte par ce qui m’est spécifique, la voix.
C.C : Vous êtes aussi journaliste, quel est votre regard sur la visibilité des Noirs en France, notamment les journalistes ? Y a -t-il des progrès ?
K. G : La question de la visibilité des Noirs à la télévision avait été soulevée dans le rapport de Marie-France Malonga en 1998 sur les minorités visibles. Il se trouve qu’en 25 ans, les choses ont changées. Il y a de plus en plus de non blancs à la télévision et notamment à l’information, c’est ce qui diffuse une image de sérieux et de compétence. C’est notable, en revanche ce n’est pas suffisant. Il y a encore beaucoup de « plafond de verre », quand on est femme et noire, il y a un certain nombre de défis qui vous attend. Il faut aussi que le sujet avance sur le terrain, des gens qui sont interviewés, qui font autorité par leur parole dans les reportages par exemple où ça manque encore de diversité parfois. Même si dans certaines rédactions on tend à privilégier les prises de parole féminine. L’impact est extrêmement important. Lorsque les questions ne sont pas soulevées, les gens ne se posent pas la question de l’impact crucial que peut avoir ce qu’on ne montre pas. C’est le cas des journalistes. Quand vous êtes Blancs, que vous êtes dans un monde blanc et qu’il n’y ait que des Blancs à la télévision qui parlent, ça ne vous pose pas spécialement de problème, mais quand on vous dit que le monde n’est pas que blanc, c’est un monde qui n’existe pas, qu’il faut rééquilibrer. Lorsque vous passez ce message-là, finalement les gens eux-mêmes ouvrent les yeux et voient le monde autrement et ça bouge. Donc, ce qui est intéressant et ce qui a changé ces dernières années, c’est que le verbe circule beaucoup plus, on dit les choses davantage, c’est aussi la vertu des réseaux sociaux. Puisque sur les réseaux sociaux il y a des débats, qui n’ont jamais été abordés, qui sont lancés. L’époque bouge, c’est évident, à chacun de faire sa part.
C.C : Comment avez-vous choisi les chansons ?
K. G : C’était très difficile, parce que choisir c’est renoncer. Dominique et moi aimions beaucoup plus que 11 chansons de Nina Simone. On ne pouvait pas tout mettre et il fallait que ce soit des choix cohérents pour avoir un panel assez vaste des sujets qu’elle avait abordés sans être dans la répétition. L’idée était de faire un album assez équilibré. Nous avons choisi les chansons qui nous plaisaient le plus à tous les deux, et surtout les chansons qui vraiment pouvaient accueillir ce que nous étions et qui étaient adaptées à notre propos et à notre vision aujourd’hui. C’était un long travail d’écoute et de choix. Les chansons se sont imposées d’elles-mêmes au fur et à mesure.
C.C : Dans votre dossier de presse il est indiqué que « ceci n’est pas un album people », assumez-vous cette phrase ?
K. G : Ce n’est pas moi qui l’ai écrite mais je l’assume. Parce que c’est évident. Parce que j’ai eu deux freins majeurs dans cette entame de carrière dans la musique : mon métier de journaliste et mon nom de famille. Je peux complètement le comprendre. Si j’avais été aujourd’hui à la place de ceux qui ont entendu parler de l’arrivée d’une présentatrice d’un Journal télévisé avec un album de Jazz hommage à Nina Simone, probablement que j’aurais dit : « Mais qu’est-ce que c’est que cette blague ? » Cet accueil a été un mur important tout de même. Pour ceux ou celles qui ne savaient pas que je chantais, c’était probablement un choc, un apriori négatif. C’était une adversité très importante sans même que les gens écoutent ou alors écoutent avec une oreille très biaisée. Il y a aussi eu une écoute à l’aveugle, et les réactions étaient différentes, ce qui démontraient l’impact du fait qu’on sache qui j’étais. Puis il y a eu mon nom de famille. « Femme de… » On en revient à people, c’était encore pire. C’était important d’évacuer tout ça, de dire que personne n’est dupe en fait. On sait très bien ce que vous pensez, donc autant l’évacuer, ceci n’est pas un album de people.
C.C : Comment avez-vous travaillé cet album avec votre binôme ?
K. G : Je connais Dominique depuis plus de 20 ans, on a été inséparables pendant 10 ans. Je suis montée sur scène pour la première fois avec lui il y a 20 ans. Je fais des concerts depuis 20 ans, c’est aussi pour cela que ce n’est pas un album de people.
Nous avons travaillé très simplement. Dominique est venu me voir en concert, je suis venu le voir en concert, nous avons travaillé sur la couleur qu’on voulait donner à l’album, sur l’énergie que je mettais dans la façon d’interpréter les chansons, comme dans la chanson Mississipi Goddam : Fallait-il être très dure dans le propos ? Ou fallait-il rester sur une forme de rondeur dans laquelle étaient, de manière implicite, cette colère et cette tension. J’ai adoré interpréter la chanson I put a spell on you, de façon contemporaine, à la façon d’une femme du 21ème siècle qui n’est pas du tout désespérée. Je dis que je vais te jeter un sort parce que je t’aime, non pas de façon désespérée, c’est un fait. C’est une autre interprétation. Nous avons pris le parti de montrer ces chansons autrement. Nous les avons abordées comme des musiciens de jazz. Dans le jazz, les chansons appartiennent à tout le monde, le répertoire est commun, il y a tous ces standards. Personne ne se dit qu’il ne peut pas chanter My funny valentine parce qu’Ella Fitzgerald l’a chantée, ça n’existe pas dans le jazz, charge à vous d’avoir le bon niveau d’exécution. Notre travail était d’être à la hauteur de nos propres ambitions et visions. Le fait de reprendre une chanson d’une icône comme Nina Simone n’effraie pas qui que ce soit dans le jazz, c’est la moindre des choses en fait. Les chansons sont communes.
C.C : Vous êtes de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane, cet héritage vous at-il été utile pour interpréter les chansons de Nina ?
K. G : Complètement. C’est ce que j’appele « mes reliefs », parce que de là d’où on vient est ce qui nous façonne. Sur scène notamment, la façon dont on reprend les chansons est très « caribbéanisée » en fait. C’est aussi le lien et le pont qui nous amène à Nina Simone.
Je suis allée en début d’année au Ghana et au Bénin, j’ai été frappée par les spectacles de musiques traditionnelles, par le lien, ce qui nous uni. Les codes sont les mêmes, les rites sont les mêmes. Même à 500 ans d’horreurs d’écart, même à 6000 kilomètres d’océans d’écart, ces hommes et ces femmes qui ont été arrachés à leur terre, qui sont arrivés dans ces terres caraïbes, ont préservé ce qu’ils avaient de plus précieux, leur culture. Et c’est ce que nous avons en commun avec les Afro Américains. C’est le résultat de la même source. C’est aussi ce qui nous rapproche de l’Afrique. C’est aussi une façon de mettre tout ça en avant.
Album NINA, blue line Records, 2023
Crédit Photos: Kareen Guiock-Thuram @ Alice Lemarin
Quelques dates :
15.06 Alençon | Festival | Les Échappées Belles
10.07 Île Porquerolles | Festival Jazz à Porquerolles
Jacky Terrasson invite Kareen Guiock-Thuram
29.09 Mairie | Faches-Thumesnil
07.10 Espace des Arts | Pavillons-sous-Bois
25.11 Théâtre Christian Liger | Nîmes