La fine écriture de Jocelyne Béroard
Loin de l’Amer, le livre autobiographique de la chanteuse Jocelyne Béroard. De sa tendre enfance en Martinique aux tournées mondiales du groupe Kassav, en passant par ses années d’étudiantes et de choriste. C’est aussi un livre qui dévoile les réalités locales : l’impact de l’esclavage dans les famille, l’éducation, la langue créole et la vie de la population martiniquaise. Sans tabou, la chanteuse se met à nue et raconte son parcourt. Nous l’avons rencontrée dans les bureaux du groupe France-Antilles.
Comment vous est venue l’idée de ce livre ?
L’idée est venue il y a longtemps en fait. En 2013, lors d’une émission spéciale sur Kassav, je me suis prise en train de dire : « Il est temps d’écrire l’histoire de Kassav ». Je considérais que c’était une très belle histoire. Les choses vont si vite qu’on zappe aussi vite, notamment avec internet. Si on n’écrit pas, d’autres personnes vont fabuler et raconter des choses qui ne sont pas tout à fait juste. Par exemple après la mort de Patrick Saint-Eloi, il y a eu un documentaire que je n’ai pas eu envie de regarder parce que ceux qui l’ont fait n’ont pas compris l’homme que c’était. J’en viens donc à dire que nous devons écrire nous-même notre histoire.
J’ai été tout de suite approchée par les éditions du Cherche-Midi, ils voulaient une histoire de Kassav vue de l’intérieur. Ainsi, dans ce livre, ma vie se fond dans kassav.
Étant donné que vous faites aussi de la photo, on aurait pu s’attendre à un livre sur Kassav durant les tournées.
Peut-être que ça viendra, j’ai l’intention de faire une expo qui sera intitulée Lantou latè. Puis une deuxième expo sur Kassav avec d’autres photographes. C’est un peu plus compliqué parce qu’il faut signer des contrats pour tout ce qui concerne les droits d’auteur. À travers l’expo Lantou latè je vais montrer aux gens ce que j’ai pu voir. J’essaie souvent de faire des photos à travers le hublot d’un avion, j’ai des tas de choses.
Le titre de votre livre Loin de l’Amer, est intrigant, il laisse à penser à beaucoup de chose
C’est un jeu de mot. J’ai été obligée de partir loin de mon île donc loin de la mer, loin de ma maman, et surtout loin de l’amertume. Avec tout ce qu’on a traversé, on est resté doux, confiant, on a gardé nos rêves, on s’est battu, on a réussi à avancer malgré toute l’amertume qu’on aurait pu avoir. On a refusé l’amertume justement, on s’est dit qu’il y a autre chose à faire.
Dans ce livre Loin de l’Amer, il y a aussi l’importance de la langue créole.
Je veux que les enfants pratiquent le créole. Nombreux sont ceux qui chantent en créole ; mais lorsqu’ils sont coincés, ils font une traduction littérale du français au créole alors qu’il suffit de réfléchir et de retrouver le mécanisme de cette langue, qui a une saveur héritée de l’Afrique. Les proverbes africains par exemple sont extrêmement imagés. On ne vous dit pas directement les choses. On retrouve aussi tout ça dans le créole. C’est cette essence qu’il faut qu’on retrouve. Je ne revendique rien puisque je suis créole, je le parle. Il faudrait juste lui rendre sa beauté. Lorsque j’écris un texte, je me fais un devoir de sublimer cette langue et de trouver des formules. J’offre ce plaisir que j’ai eu à trouver la formule.
Vous avez été formée à la musique classique et non loin de là il y avait aussi le tambour, le rythme de l’Afrique. Dans votre famille il y a des non-dits, comment l’expliquez-vous ?
Je suis née en 1954, l’abolition de l’esclavage a eu lieu un peu plus de 100 ans avant. Ça fait 3 ou 4 générations, ce qui n’est pas énorme. Mon arrière-grand-père, c’est-à-dire le père de ma grand-mère est né esclave. Il avait 2 ans à l’abolition, il a reçu son nom en même temps que sa mère, sa tante et sa grand-mère. Il était esclave et ce n’est pas si loin. Il y a eu toute une génération pour laquelle repenser à l’Afrique c’est retourner vers la douleur. Ça représentait ce qu’ils fuyaient. C’est parce qu’ils étaient noirs qu’ils étaient esclaves. Et ils étaient noirs parce qu’ils venaient d’Afrique. Donc il y a eu ce rejet au départ pour après retrouver les racines.
Est-ce pour cela que votre père vous disait que vous êtes d’abord quelqu’un ?
Mon père me disait « tu es quelqu’un » parce qu’il avait compris que si on se présentait en tant que noir, les portes se fermeraient. Il fallait donc qu’on se batte pour que les portes s’ouvrent. C’est ce que mes parents m’ont appris. Les portes s’ouvrent toujours mais il faut trouver la bonne clé, qui est l’éducation, le savoir-faire, se rendre indispensable, avoir quelque chose à donner, être créatif, imposer le respect. Nous ne sommes pas des noirs mais des hommes et des femmes.
Est-ce que le fait que le groupe Kassav soit d’abord identifié en France comme un groupe antillais vous a posé des problème ?
Comme je l’ai expliqué dans le livre, nous écoutions de la musique venant de la France métropolitaine tous les jours, mais notre musique n’arrivait pas là-bas. Il y avait en France une émission de la radio France inter présentée par Patrice Blanc-Francard en 1975 ou 1976 intitulée Bananas. Cette émission durait 1 heure et tous les Antillais étaient branchés dessus, c’était en fin d’après-midi. Malgré tout notre musique n’intéressait ni les médias, ni les majors. Nous avons pris sur nous et on s’est dit « le monde est vaste, on va aller ailleurs. » Et par bonheur, l’Afrique nous a énormément servit. Lorsqu’on a commencé à jouer aux Antilles il y avait 15 000 personnes et nous sommes allés jouer en Afrique, y’en avait 90 000. C’est là qu’on a commencé à comprendre que quelque chose se passait. Et c’est comme ça que tout le monde a commencé à s’intéresser à nous (Ndlr : Sony). Ça nous arrangeait, et c’est comme ça qu’on a quitté Debs, notre producteur local.
Le propre de Kassav c’est aussi le fait que bien que vous soyez Antillais, chaque membre a apporté son expérience musicale qui a permis de conquérir tous les publics.
C’est exactement ça, on était riche de tout. Nous avons toujours été bien accueillis ailleurs. Je suis issue de la génération Wilson Picket, Al Green, Otis Redding, nous connaissons leur histoire alors que ce n’était pas tellement diffusé en radio en France. Il a fallu quelque part qu’on marronne : À l’école on avait l’éducation française, notre éducation culturelle a été faite chez nous ainsi qu’à l’extérieur, dans le bassin caribéen. Depuis l’âge de 7 ans, mes parents ont souvent voyagé donc on allait souvent dans les îles anglaises, ce qui fait qu’on s’est habitué à parler d’autres langues, mais aussi à découvrir d’autres musiques, comme le calypso avec tous les grands artistes, puis on a connu la salsa, le kompa haïtien, le reggae et j’apprenais à chanter en créole, on se nourrissait de tout çà. Ces musiques ont fait partie de ma vie. Je sais que chaque musique a ses règles et c’est comme ça qu’on arrive à les déterminer. Il y a aussi la bossa nova en Amérique latine qui est aussi proche de la biguine. Nous ressentons toutes ces musiques. Lorsqu’un tambour résonne, ça me parle.
Lorsqu’on analyse ce livre, on comprend la nécessité de le lire, pour celui ou celle qui ne connait pas la Martinique, ce livre est un indicateur de l’histoire de cette partie du monde.
Lorsque mon père dit qu’il n’y a pas eu d’esclavage chez les Béroard, c’est toute l’histoire de la Martinique que l’on retrouve dans cette phrase. Et pourtant le nom Béroard vient de la Ciotat. Il a plus intérêt à être affilié au blanc qu’au noir qui n’est pas considéré. Et nombreux sont ceux qui ne veulent rien à voir avec cette histoire. Il n’y a aucune honte à décrire cette réalité. Les choses ont changé, Dieu merci ! Lorsqu’on a fait l’arbre du souvenir et qu’on m’a demandé par quel aïeul j’aimerai être représentée, j’ai choisi la mère de mon grand-père (que je n’ai pas connu) parce que tout le monde l’avait effacée. Et son nom, mon grand-père l’a porté. Personne n’en a parlé aux enfants. À partir du moment où ils ont reçu le nom du grand-père tout le monde était content. Ils devenaient quelqu’un. C’était la réalité de la Martinique.
Qu’est-ce que ce livre représente pour vous ?
À un moment, je me suis demandée pourquoi je me suis lancée dans l’écriture de ce livre ? Écrire la biographie de Kassav aurait été beaucoup plus simple. Pourquoi ? Parce que je suis obligée de me mettre à nue, de parler de moi, de mon éducation. Lorsque tu vis à 8000 kilomètres, tu ne sais pas ce que disent les gens sur toi. Tu entends vaguement des rumeurs rapportées, tu es dans un autre monde. Lorsque j’ai commencé à être chanteuse, mon père ne m’a rien dit. Il avait même l’air très heureux parce qu’il entendait les gens dire que je chante bien. Alors qu’il était inquiet parce qu’en Martinique on ne pouvait pas vivre de la musique. Il était inquiet de ne pas me voir rentrer. Parce que pour que je puisse vivre de mon métier il fallait que je reste en France métropolitaine et à l’époque j’étais choriste. Lorsque je suis devenue chanteuse de Kassav et que le groupe a commencé à avoir du succès, ça l’a peut-être apaisé, mais au départ il s’inquiétait de mon avenir. Ma mère nous a toujours dit de faire le métier qu’on avait envie de faire parce que c’est celui que vous ferez le mieux. Ma mère était professeur d’anglais, elle a eu 6 enfants et s’est saignée pour nous. On ne peut pas « cracher » sur nos parents parce qu’ils sont victimes de l’histoire. Aujourd’hui, on peut savoir d’où on vient, on peut se tenir debout. Il y a des gens qui ont écrit de belles choses, que ce soit Césaire, Fanon et tous les autres qui viennent après. Si tu veux quelque chose, donnes-toi les moyens de le faire, et c’est ce que Kassav a fait.
On n’a rien sans rien non plus
Ma mère m’a dit un jour : « Plus le problème est difficile, plus la victoire est belle ! » Si c’est trop facile mais quel ennui. L’idéal est d’apprendre. Donc plus c’est difficile, plus tu es obligé de réfléchir, plus tu apprends, plus tu grandis, plus tu analyses. Peut-être que si nous avions été des stars tout de suite, on aurait déjà arrêté ou chacun serait parti de son côté. La difficulté a renforcé nos liens. Je ne dis pas qu’il faut que ce soit difficile, mais se sortir de la difficulté est encore plus gratifiant. Lorsque nous regardons en arrière, nous sommes fiers, nous avons gagné sur tous les continents. Aujourd’hui, tout le monde fait du zouk et oublie de le nommer. Nous n’avons pas créé le mot zouk, mais le style qui est appelé zouk est celui de Kassav. Nous avons créé notre musique et le peuple l’a nommée zouk, parce qu’elle était joué dans les zouks.
Vous êtes l’unique femme du groupe Kassav, était-ce un avantage ou un inconvénient ?
Je ne me suis posée aucune question. Je n’ai pas attendu qu’on me dise ce qu’il fallait faire, je me suis investie comme tous les autres membres du groupe. Par contre, lorsque tu commences à voir du succès et qu’en face il y a des hommes avec leur égo, qu’ils ne sont pas habitués à voir une domination féminine ou autre, il faut avoir suffisamment d’humilité pour ne pas écraser les autres, pour qu’ils n’aient pas cette amertume. Il faut savoir gérer cet équilibre qui existe, qui ne doit pas s’effondrer.