LE JAZZ CRÉOLE EN ÉBULLITION

LE JAZZ CRÉOLE EN ÉBULLITION

Par Samuel Nja Kwa

Le jazz, par définition, est créole. Cette musique, née à la Nouvelle-Orléans, a évolué en se nourrissant de toutes les musiques du monde. Le jazz caribéen, fait son chemin. Ses créateurs, Albert Lirvat, Marius Cultier, Vélo, Gérard Lockel, Alain Jean-Marie et bien d’autres, ont tracé la voie pour une nouvelle génération, tout aussi talentueuse. Couleur Café s’est intéressé à 6 artistes qui ont acquis une certaine reconnaissance dans le milieu et qui nous font voyager à travers leurs sonorités : Franck Nicolas, trompettiste ; Ludovic Louis, trompettiste ; Monty Alexander, pianiste ; Maher Beauroy, pianiste. Rencontres et découvertes.

FRANCK NICOLAS 

Le Ka du trompettiste solaire

Inlassable travailleur, Franck Nicolas est inclassable. Navigateur et chercheur musical, musicien futuriste, il nous transporte dans un monde solaire et plein de couleurs. Sous nouvel album, « Hypnotick Soley » est tout simplement magistral. Rencontre

Couleur Café : Il y a quelques années tu avais fait une grève de la faim, peux-tu nous en rappeler les dates et les circonstances ?

Franck Nicolas : En tant que compositeur, trompettiste et « coquillagiste » de Guadeloupe, je me suis insurgé contre la non visibilité du jazz caribéen de Guadeloupe et Martinique dans les festivals en France. Depuis les Années 80 et même bien avant, il y a eu une volonté politique de restreindre les Antilles à la carte postale idéale avec la plage de sable blanc, les cocotiers, la mer turquoise et la musique en bas de la ceinture, qui est faite pour s’amuser, draguer et faire la fête… C’est aussi une des fonctions de la musique, mais observant notre histoire, immensément riche et bouleversante, notre Musique a bien plus de choses intéressantes à raconter et à témoigner.

C’est ce que j’ai « crié » haut et fort faisant une grève de la faim, entre Avril et Mai 2018. Lorsqu’à la DRAC ou à l’assemblée Nationale j’ai posé la question de savoir qui connait la musique savante des Antilles ? Les gens m’ont regardé avec des yeux exorbités. J’ai donc été amené à leur expliquer qu’en dehors des musiques traditionnelles ou populaires, nous avons aussi des musiques savantes pour la Guadeloupe : Gwo ka moderne, Biguine, jazz-ka, Pop-Ka et pour la Martinique : Bèlè moderne, Biguine.

CC : Qu’est ce qui a changé pour toi aujourd’hui ? As-tu ressenti plus d’intérêt pour le jazz caribéen depuis cette époque ?

FN : Pour dire la vérité, pour moi personnellement, rien n’a changé. Je suis parfois boycotté par certains journalistes ou programmateurs. Même Wikipédia France n’accepte pas d’écrire : Franck Nicolas créateur du jazz-ka et de la Pop-ka. Pourtant toutes les preuves sont là et il suffit de regarder sur internet… C’est une volonté de minimalisation systématique de notre culture. Elle est la résultante de l’esprit esclavagiste et colonialiste.

Ceci dit je pense que ma grève de la faim a tout de même changé le regard sur nos musiques savantes. Je vois la victoire de la musique d’Arnaud Dolmen ou le prix Django Reinhardt de Gregory Privat, comme des signes d’une avancée des mentalités. Alors que des musiciens iconiques comme les saxophonistes Emilien Antile et Robert Mavounzy, illustres virtuoses de biguine ; le tromboniste Albert Lirvat, grand compositeur de Biguine ; le guitariste Gérard Lockel, inventeur du Gwo ka moderne ; le trompettiste Kafé-Edouard-ignol, ambassadeur du Gwo ka moderne ; le pianiste Marius Cultier ; le bambouyé de génie Vélo ou le chanteur Guy Konkèt, n’auraient jamais pu avoir une Victoire de la Musique, alors qu’ils ont changé la face de la Musique Antillaise et mondiale. 

CC : Il existe une jeune génération, tu la côtoies dans les studios et sur scène, comment la vois-tu ?

FN : J’ai eu la chance d’avoir eu comme mentors Kafé-Edouard-ignol, un des créateurs du Gwo ka moderne, ainsi que Pierre Edouard Décimus, co-créateur de Kassav, ou encore André Condouant, Guitariste et Alain Jean Marie, génie du piano qui m’a accompagné en studio et sur scène durant 25 ans. Alors quand je vois la génération suivante avec Sonny Troupé, Gregory Privat, Arnaud Dolmen, ça fait forcément plaisir. Actuellement je m’occupe de deux autres générations qui arrivent : celle du chanteur Ydriss Bonalair, 20 ans, et celle d’Adam Zamora trompettiste, 7 ans.

CC : Penses-tu que les nouvelles générations sont plus audacieuses ? plus ouvertes ? Je pense à des musiciens comme Ludovic Louis, Maher Beauroy ou encore Grégory Privat et bien d’autres

FN : Je ne dirais pas que les nouvelles générations sont plus audacieuses, plus ouvertes ou plus créatives. Elles sont un peu plus médiatisées et bénéficient du travail des anciens : Gérard Lockel & Kafé-Edouard-ignol ont créé le Gwo ka moderne, moi j’ai inventé le jazz-ka, mais le jazz-ka ou la Pop-ka sont la suite logique du Gwo ka moderne, de même que Sonny ou Arnaud poursuivent le travail de Vélo, ou Gregory celui de Marius Cultier ou Ydriss Bonalair, celui de Ralph Thamar et de François Ladreseau … Qui peut prétendre mieux composer une mélodie que Albert Lirvat ? Représenter la Guadeloupe au tambour mieux que Vélo, jouer de la basse mieux que Alibo ou donner plus d’émotion que Alain jean Marie ? Il faut rester humble et surtout continuer à chercher de nouvelles voies pour la musique caribéenne de Guadeloupe et Martinique. Il est nécessaire de souligner que ce sont les esclaves, déportés de Guadeloupe, d’Haïti et de Martinique en Louisiane, qui ont créé le jazz : Jelly Roll Morton, Louis Armstrong, Sydney Bechet et même la famille Marsalis sont d’origine créole, donc des Antilles.

CC : Ton nouvel Album s’intitule « Hypnotick Soley » peux-tu nous le présenter ?

FN : Il s’agit d’un duo « Hypnotick-Soley », qui est la symbiose parfaite de deux âmes solaires créatrices d’un art nouveau. Gregory Privat et moi, tels deux explorateurs d’un nouveau monde, tissons une toile imaginaire entre musique, spiritualité et planètes du système Solaire. Avec l’enregistrement de ce septième album ensemble, Gregory et moi avon développés une sorte de complicité artistique quasi fusionnelle. C’est sur ces bases solides que s’est créé ce duo original aux accents d’un film fantastique. Il y a bien évidemment des sons préhistoriques des coquillages, l’émotion de la trompette-Ka, les rythmes racines donnés par la table DJ, les sons des années 70 créés par le Rhodes et le Moog, on ne peut qu’être hypnotisé par la transe élégante et futuriste. 

CC : Quels sont tes projets à venir ?

J’ai eu la chance de pouvoir créer ma propre musique : le Jazz-ka, et la Pop-Ka, d’avoir expérimenté le jazz-bèlé, le kompa-jazz, maintenant j’essaye de développer une musique Solaire, un concept qui s’appuie sur la spiritualité Caraïbe, comme avec mon dernier album. Je travaille depuis deux ans avec une jeune productrice martiniquaise : Jennifer Charlotte-Cleria qui, avec son nouveau label Bleu infini, me pousse à créer de nouvelles choses, toujours plus originales. Dans quelques mois sortirons mon conte coquillages, mon album biguine-Solaire, Pop-ka 2 et pleins d’autres belles surprises.

Concerts :

Avec le concept POP-KA au « Son de la Terre » à Paris le 25 & 26 octobre 2024 

Master Class de Konk le 27 octobre 2027 à Caen au K-Rabo rue de la Pommeraie 61210 Rabodange, 

En Trio Jazz Solaire au théâtre de la Passerelle à Sète le 29 Novembre 2024

Ludovic Louis

Le groove dans le souffle

Né au Havre, originaire de la Martinique, Ludovic Louis est certainement le plus américain des musiciens français. Il a le groove dans le souffle. Sideman de Lenny Kravitz, Kanye West ou Black Eyed Peas, Jimmy Cliff est bien d’autres, il est passé par tous les rythmes. De la variété français au jazz, en passant par le reggae, le rock, le funk, le blues, le zouk ou l’afrobeat, il nous dévoile son nouvel album, IF Everything is Written.

Couleur Café : Quelle est l’histoire de ce nouvel album ?

Ludovic Louis : A travers ce deuxième album, je me demande si le petit gamin du Havre où je suis né a toujours pensé faire ce qu’il a réalisé jusqu’à présent ? C’est pour cela qu’il était important de mettre cette photo de moi petit au recto de mon album, et moi aujourd’hui dans le verso de ce même album. C’est le parcours de ce gamin du Havre aux États-Unis. 

CC : Cela signifie-t-il que la musique n’est pas arrivée vers toi tout de suite ?

LL : J’ai toujours fait de la musique parce que ça m’a toujours intéressé. Mes parents nous ont mis à la musique, ma sœur et moi, très jeune, c’est une passion qui ne m’a jamais quitté. C’est à partir de 18-20 que j’ai réalisé que j’avais envie d’en vivre et d’en faire un métier. 

CC : Et tu n’as jamais abandonné

LL : Non parce que j’ai développé cette envie au maximum. J’étais heureux de pratiquer la trompette, elle m’a permis de jouer avec de grands artistes.

CC : Et qu’est ce qui t’a attiré vers la trompette ?

LL : J’ai commencé à jouer du piano dès l’âge de 5 ans, ensuite j’ai connu mon premier professeur de trompette dans mon école où il était venu faire une démonstration et c’est là où j’ai compris que je voulais jouer de cet instrument. J’ai donc troqué le piano contre la trompette, c’est comme ça que tout a commencé. 

CC : Dans ton jeu, on y perçoit de la douceur, des mélodies, un peu de hargne, du rock, on y découvre tout ce qui fait ta personnalité.

LL : J’ai une palette assez large. La trompette me permet de toucher différents styles de musiques. Je peux placer d’une musique douce à une performance un peu plus funky ou rock. C’est un choix de sonorité que j’ai voulu pour cet album, je l’ai aussi travaillé pour la scène de manière à pouvoir l’emmener dans différentes ambiances. C’est un album qui permet de faire la fête. Le côté festif a toujours été là, depuis le début. Je souhaite que toute personne qui écoute cet album ait envie de venir le découvrir sur scène.

CC :  Il y a des invités dans cet album, je pense à Jowee Omicil, te souviens-tu de votre première rencontre ?

LL : On s’est rencontré lors d’une émission de télé sur France Ô animée par Amanda Scott. J’étais l’invité de Mario Canonge, lui aussi. Nous avons discuté et nous nous sommes rendus compte qu’on avait des amis commun au Canada, on a fait un « face-Time » avec nos amis, nous avons tout de suite accroché. Il est très généreux, nous nous sommes ensuite retrouvés sur d’autres projets ensemble. 

CC : Il y a aussi Rossy De Palma et Gail Ann Dorsey

LL : Je connais Roussy depuis le début des années 2000, elle a joué dans un clip pour un groupe cubain, Orishas, pour lequel je jouais à une certaine époque. Nous avons toujours gardé le contact et quand j’ai écrit le titre Le temps, c’est sa voix que j’entendais et je lui ai demandé. Tout comme pour le titre If Everything is written où intervient Gail Ann avec laquelle j’ai accompagné Lenny Kravitz. Nous nous sommes promis de jouer dans l’album de l’un ou de l’autre, et l’occasion s’est présentée. Elle a elle-même écrit le texte. J’ai pris le parti de la faire venir en tant que chanteuse et non en tant que bassiste.

CC : Les musiciens dans l’album sont-ils aussi ceux qui vont t’accompagner sur scène ?

LL : Oui j’ai voulu garder la même équipe, ce sont des potes, des musiciens que je connais assez bien.

CC : Cet album a-t-il été plus difficile à réaliser que le premier ?

LL : J’ai l’impression que cet album a été plus facile à réaliser. J’étais dans une démarche de savoir là où j’avais envie d’aller : Je me suis mis dans la casquette d’un réalisateur, j’ai élagué certaines choses et gardé l’essentiel. J’ai mis du temps à démarrer mais quand je m’y suis mis, tout s’est passé assez rapidement. Les musiciens qui m’ont accompagné y sont pour beaucoup.

CC : Comment expliques-tu qu’en France, on découvre le jazz de la Caraïbe aujourd’hui alors qu’il a toujours existé ?

LL : Le talent a toujours été là, il y a des représentants qui ont fait en sorte que ce style soit connu, je veux parler de Mario Canonge, Alain Jean-Marie, et d’autres encore plus anciens. Ils ont ouvert une voie, aujourd’hui il existe des musiciens comme Arnaud Dolmen, Gregory Privat, nous avons chacun notre identité musicale, nous avons juste envie de faire notre musique et que le public vienne nous écouter. Ma musique est zouk, funk , je mélange ma culture à la culture américaine, je propose une autre musique. Il faut juste qu’on se dise que peu importe le musicien, nous faisons aussi de la bonne musique. Et c’est bien de le montrer.

MAHER BEAUROY 

« J’ai envie d’être un compositeur qui compte. »

Couleur Café : Sur ce projet tu t’appelles BOWA pourquoi ?

Maher Beauroy : Il s’agit d’une version créole de mon nom de famille, Beauroy. La prononciation n’est pas la même en français. Avec l’accent antillais, on ne prononce pas bien les « R », on ne les entend pas bien non plus, et lorsqu’on parle créole et qu’on m’appelle par mon nom de famille, on entend « Bowa ». Je me suis dit que j’allais garder ce nom avec cette orthographe et cette prononciation. C’est mon nom avec une petite saveur créole.

J’ai fait le choix de créer une identité pour ce projet spécifique, qui s’apparente avec la musique électronique et pop, avec une couleur jazzy.

CC : Dans la Caraïbe, il y a un réel héritage du piano, il y a de très grands pianistes, tu en es un, comment l’expliques-tu ?

MB : C’est vrai que le piano est un instrument très apprécié en Martinique, on y trouve beaucoup de pianistes. Je ne sais pas d’où vient cet héritage, en plus c’est un instrument qui est lourd et coûteux, il faut peut-être regarder du côté de notre Histoire. Je viens d’un endroit où il y a une lignée de pianistes émérites, je pense à Alain Jean-Marie, Mario Canonge, à Marius Cultier, Paulo Rosine, de grands compositeurs, et il y a aussi ceux de ma génération.

CC : Comment tu t’es mis au piano ?

MB : Le piano me vient de ma maman qui en a fait étant enfant. Elle est née en Côte d’Ivoire où elle a grandi jusqu’à ses 20 ans. Elle a appris à jouer du piano là-bas et quelques années plus tard, lorsqu’elle a rencontré mon père et qu’ils se sont mariés, il lui a offert un piano. Lorsque je suis né, cet instrument était déjà à la maison, je m’y mets de façon naturel, j’avais envie de le toucher, ma mère a été mon premier professeur.

CC : Ensuite tu es passé de la musique classique au jazz, puis aujourd’hui à l’électronique. Comment on fait la transition ?

MB : En 2015, lorsque j’étais aux États-Unis, j’étudiais au Berkley College of Music à Boston. J’ai été foudroyé par la virtuosité du claviériste Correy Henry, que j’ai découvert dans le groupe Snarky Puppy. Grâce à lui, j’ai vu l’étendue et les possibilités qu’il pourrait y avoir, ainsi je me suis achèté des claviers ; j’ai commencé  par intégrer des synthétiseurs dans ma musique  tout en écrivant des chansons et à faire des mélanges. 

En 2018, lorsque je rencontre Mike Ibrahim, il m’accompagne dans ce processus créatif autour des chansons en créole, de la musique pop et des claviers.

CC : Et le chant t’est aussi venu de manière naturel ?

MB : Je me demande si j’ai aimé le chant avant d’aimer le piano ? J’ai chanté devant un public la première fois en 2011, au Baiser salé. J’y ai chanté le toute première chanson que j’ai écrite, qui s’intitule Ensemble, le public me découvre au chant et me réserve un bel accueil. C’est une corde que je rajoute à mon arc.

CC : Il y a aussi ta langue, le créole, à laquelle tu es très attaché

MB : Au moment où tu créés, il y a beaucoup de choses spontanées qui viennent. Chaque fois que j’écris des chansons, j’ai beaucoup de mal à écrire dans une autre langue. Je ne le fais pas de manière calculée, finalement c’est un geste militant mais avant tout un élan artistique naturel. Je me sens bien en créole, je raconte mieux les histoires en créole. Le créole pour moi est fondamental. Il faut exister et mettre en avant, jouer ce qu’on est pour se démarquer et créer un univers qui soit authentique.

CC : Dans cet EP, tu nous laisses un peu sur notre faim, il n’y a que 5 titres…

MB : J’ai travaillé avec Mike Ibrahim et nous avons écrit une dizaine de chansons. Ces chansons sont déjà enregistrées et j’ai voulu amener petit à petit mon public dans mon univers. J’ai scindé ces dix titres en deux en me disant que je vais d’abord envoyer une première partie, comme un premier épisode et les cinq autres titres ne vont pas tarder à sortir. Il y a peut-être une goût de pas assez à la fin d’autant plus que ce sont des chansons qui durent 2 ou 3 minutes, moi aussi je suis impatient de vous offrir la suite.

CC : MVT, c’est le titre de l’EP qui veut dire Mauvais temps 

MB : Oui pour le coup il n’y a pas de traduction du créole au français. Ça vient d’une expression créole, Mové ten, qui traduit le tumulte, l’orage.

CC : Dans cet album, tu racontes aussi des histoires très personnelles, est-ce un choix ?

MB : Je me considère être un jeune auteur, je parle mieux de ma vie que d’autre chose. Non pas par égocentrisme, j’ai juste envie d’être vrai. Dans la chanson Tousel A Dé, Je raconte le début d’une histoire d’amour qui finit mal. Les chansons étaient écrites en 2018-19, c’était la réalité de cette époque. Aujourd’hui, j’en suis à un autre point. 

CC : Ce sont des histoires qui peuvent arriver à n’importe qui…

MB : Ce sont des histoires banales, la solitude dans un couple, ou alors être victime d’une tromperie par sa compagne ou son compagnon. Je voulais juste raconter ce que je vivais à cette époque-là, probablement que certaines personnes vont se reconnaitre parce que ce sont des histoires que l’on vit tous. Cet EP est aussi une thérapie pour moi, il me permet de mettre des mots sur ce que j’ai vécu et ça me fait du bien.

CC : Quelles sont tes qualités et tes défauts ?

MB : Je suis quelqu’un d’ultra-sensible et émotif. En tant qu’artiste c’est normal, mais en tant que personne, c’est un problème, je prends les choses très à cœur, je suis passionné, j’ai des colères, un peu comme tout le monde mais à des degrés parfois qui me dépassent. Je suis aussi tout le temps en retard. Et puis pendant longtemps j’avais du mal à dire non. Je dirais que j’ai les défauts de certaines qualités, comme par exemple la persévérance, qui des fois frise l’entêtement. Je suis très décidé. Il me faut du temps pour lâcher prise.

CC : Lorsque tu composes et enregistres un chanson, as-tu du mal à la finir et de la mettre de côté ou est-ce que tu reviens dessus ?

MB : Lorsque je compose, je fais des recherches puis à un moment je me dis : c’est assez, c’est suffisant. C’est nouveau chez moi, j’accepte les chansons telles qu’elles me viennent. J’accepte la vérité de l’instant.

CC : Est-ce que tu composes différemment selon le style de musique ?

MB : Pas vraiment. Tout commence par le chant. Je n’ai pas de manière différente de composer dans la pop ou dans le jazz. Le début c’est les suites d’accords, des couleurs. Je cherche les accords qui s’enchaînent, je les tourne en boucle, ça dure longtemps et lorsque je sens que c’est ce que je recherche comme ambiance, je me mets à improviser des mélodies par-dessus avec la voix. Je ne compose pas différemment. J’ai une approche très chanson.

CC : Comment veux-tu que le public reçoive cet album.

MB : Mike Ibrahim et moi avions envie de  proposer au public une autre pop antillaise, une nouvelle direction. En tant que chercheur, j’aimerais que les gens se disent : « Il a cherché, il se livre, il raconte des choses vraies, il a proposé autre chose. » J’ai envie d’être un compositeur qui compte.

MARIO CANONGE & MICHEL ZENINO

MONTY ALEXANDER

 DE LA COMPLEXITÉ DANS MA SIMPLICITÉ.

Monty Alexander est né le 6 juin 1944. Le jour du débarquement des Américains en Normandie. Cette date anniversaire, symbole de liberté et de joie, le pianiste en a fait une œuvre forte, simple et poignante. Il raconte.

Couleur Café : Votre album s’intitule D-Day, y-a-t-il un lien avec votre anniversaire ?

Monty Alexander : Je suis né le 6 juin 1944 à Kingston en Jamaïque, où j’ai aussi grandi. Mes parents, qui sont Anglais, y vivaient. Je suis né le jour du débarquement en Normandie pendant la deuxième guerre mondiale. Un oncle a proposé qu’on m’appelle Montgomery, comme le Général anglais. Il y avait aussi le Général américain Eisenhower, le Général français Charles de Gaulle, mes parents ont choisi Montgomery ! J’ai 80 ans et je suis lié à ce jour de débarquement, qui représente ma vie toute entière. Alors j’ai enregistré une musique en souvenir de cette date fatidique. C’est une date mémorable pour le monde et un jour de joie lorsqu’il y a eu ce débarquement. C’est un album qui implique le sens de ce conflit, la résolution et la libération. Je l’ai enregistré simplement, en trio.

CC : Et vous avez enregistré cette chanson de Harry Belafonte  Day-O

M.A : Harry était aussi mon ami, c’était un homme extraordinaire qui faisait du calypso. Il était aussi un grand acteur, impliqué dans les droits civiques. Il a été l’un des acteurs de la rencontre entre Martin Luther King et le Président Kennedy. Cette chanson est un hymne à la joie.

CC : Étant donné que vous êtes né le jour du débarquement et qu’on vous a appelé Montgomery, vous auriez pu devenir un militaire.

M.A : Lorsque j’étais enfant et que je regardais des films westerns, je voulais devenir cowboy. Je ne me voyais pas musicien à cette époque, d’autant plus que je n’ai jamais été dans une école de musique. J’ai juste été capable d’en jouer et ça m’a permis de travailler. J’ai appris à jouer du piano parce que ça m’amusait et les gens aimaient ma façon de jouer. Puis j’ai été payé pour jouer, encore et encore jusqu’à ce jour. Je me suis, bien entendu, amélioré, j’ai fait des albums, j’ai rencontré d’autres grands musiciens qui sont devenus des amis, comme Randy Weston, avec lequel j’ai joué, ou le guitariste Ernest Ranglin.

CC : Et vous avez aussi joué avec Ernest Ranglin ?

M.A : J’avais 10 lorsque j’ai vu Ernest Ranglin sur scène. Il a 91 ans et il joue toujours aussi bien. Il est comme un grand-frère. Je me souviens de nos premiers enregistrements à Kingston, nous avons souvent joué ensemble. Il a aussi enregistré un bel album au Sénégal avec des musiciens locaux comme Ckeikh Lô.

CC : Pour revenir à votre musique, vos belles mélodies qu’on fredonne. J’ai parfois l’impression de vous entendre chanter, est ce que vous chantez ?

M. A : J’ai déjà fait des albums où des chanteurs interviennent mais pas moi. Il est difficile pour moi de chanter. J’ai enregistré un album où je chante, qui s’intitule « Love notes », avec Georges Benson comme invité. Lorsque je joue du piano, c’est comme si je chante.

CC : Dans votre album D-day, il y a le titre « Restoration », un titre particulier.

M.A : C’est une chanson que j’ai écrite, qui m’est venue lors d’une journée spéciale. Je me souviens que j’étais très triste ce jour, et je me suis installé face à mon piano. J’ai commencé à jouer des mélodies, j’ai allumé l’enregistreur, j’ai ouvert une bible et je suis tombé sur une page où il y avait écrit «  l’esprit de Dieu réside dans l’amour ». Pendant que je lisais, j’ai continué à jouer la même mélodie que j’ai enregistré sur une cassette. Puis, j’ai égaré la cassette, je ne la retrouvais plus. Je l’ai cherché pendant des heures, elle était coincée dans le fauteuil à l’arrière de ma voiture. Cette chanson est devenue non seulement spéciale, mais elle avait une histoire : peu importe comment vont les choses, si vous priez, vous pouvez rebondir à nouveau. C’est donc une histoire spirituelle, comme une reconstruction de soi. C’est ce que j’appelle « Restoration ».  

CC : Vous êtes une personne joyeuse, on ressent cette joie dans votre musique, et parfois aussi de la peine.

M.A : Généralement, la joie arrive après la tristesse. On peut vivre des moments de peine et des moments de joie le lendemain. Lorsque j’étais enfant, j’ai vu mon premier héros : Louis Armstrong. J’aimais cet homme qui jouait de la trompette. Je me suis acheté une trompette et je voulais en jouer. Je m’y prenais mal alors j’ai abandonné. Lorsqu’il jouait, il me procurait de la joie. Tous ces musiciens, comme Duke Ellington, Nat King Cole, Harold Gardner, me procuraient de la joie. En Jamaïque j’avais aussi des héros, des musiciens qui me faisaient plaisir, et lorsque je monte sur scène, je ressens ce sentiment de joie, que je transmets au public venu me voir jouer. C’est ce que j’ai envie de donner.

CC : Je comprends pourquoi vous aimez Louis Armstrong

M. A : Cet homme a grandi dans la pauvreté, dans un orphelinat, grâce au jazz, il a donné du bonheur au monde.

CC : Lorsque j’écoute votre musique et que je vous entends parler, on dirait que votre œuvre décrit votre vie.

M.A : Je ne l’avais pas ressenti comme cela au début. Il s’agit d’une historie. Et la raison de cette histoire est le jour du débarquement en Normandie. Il s’agit aussi d’un album d’espoir, j’avais envie de contribuer à la paix, c’est pour cela que j’ai repris le titre « Smile ».

CC : Quelle est l’influence des rythmes jamaïcains dans le jazz ? Et quel est votre regard sur la musique jamaïcaine ?

M.A : Lorsque j’étais jeune, j’ai enregistré avec les skatalites, j’étais là depuis le début. Ces gars étaient des jazzmen. Ils pouvaient jouer aussi bien aux côtés de Dizzy Gillespie que Miles Davis. Ils faisaient du ska. Bob marley a commencé par cette musique. Lorsque vous écoutez sa première chanson intitulée « Simmer down », on peut y entendre l’esprit du jazz. Les gens ont oublié cet esprit du jazz, l’histoire du jazz, pour s’intéresser à des succès populaires. Et c’est bien dommage car très peu de musiciens s’y intéressent.

CC : Votre musique paraît tellement simple, vous êtes un homme simple et sage.

M. A : J’ai toujours été simple. J’ai entendu de grands musiciens comme  Rachmaninov, mais aussi Charlie Parker. J’ai trouvé le moyen de rajouter de la complexité dans ma simplicité, afin qu’il n’y ait pas de conflit. C’est ce que j’aime.

Écouter l’album D Day, Peewee ! /Socadisc, 2024

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