L’industrie du livre en Afrique, un secteur à construire

Par Rita Diba / Photos DR

Un secteur vivant de subventions des institutions internationales et du mécénat, où en plus l’édition scolaire est hégémonique, un développement à plusieurs vitesses selon la partie du continent où on se trouve, selon également la langue internationale usitée, une planification rendue difficile par le manque de statistiques fiables…le chantier de construction de la chaîne du livre est vaste.

On est à la fin des années 80 et au début des années 90. L’Afrique est un vaste champ de batailles avec des guerres et des conflits au Liberia, au Tchad, au Zaïre, en Éthiopie, au Soudan, en Somalie, au Mozambique, en Algérie, etc. qui occupent édition après édition les pages de Jeune Afrique (mon père achetait tous les numéros). Et au milieu de cette Afrique qui semble bien mal partie pour la petite fille que je suis, un ouvrage va m’ouvrir un champ d’autres possibles que j’aurai envie de découvrir, de mieux comprendre et même de vivre parfois. Sur ce continent noir multiple, riche de sa nature, ses traditions, mythes et légendes, modes de vie, défis sociétaux, aspirations, rencontres avec l’Ailleurs… Cet ouvrage – je l’ai encore aujourd’hui, trente ans plus tard, c’était « Le français en Afrique », classes de 4e et 3e, édité par Larousse.
Je me suis laissé porter par la science narrative des Mongo Beti, Bernard B. Dadié, Sembène Ousmane, Djibril Tamsir Niane, Camara Laye, Ferdinand Léopold Oyono, Olympe Bhêly-Quénum, Abdoulaye Sadji, Cheikh Hamidou Kane, Jean-Joseph Rabearivelo, Léopold Sédar Senghor, Aké Loba et autres. Leurs œuvres, je vais les chercher et en trouver certaines dès l’adolescence. Tout comme je vais chercher Aimé Césaire, Richard Wright ou encore Edouard Glissant. Entre les pages, je créais des images et des univers à partir des mots.

Le livre scolaire
Une belle histoire, n’est-ce pas ? Mais plutôt triste quand on pense que pour découvrir des classiques africains, il aura fallu à la petite Camerounaise que j’étais alors, ouvrir les pages d’un ouvrage scolaire. « Scolaire », le mot est primordial quand on parle de l’industrie du livre en Afrique, comme le prouvent ces propos d’Anges Félix N’Dakpri, le président de l’Association des éditeurs de Côte d’Ivoire (Assedi), parus dans un article sur le secteur du livre en Afrique mis en ligne sur lemonde.fr en mai 2020 : « Le livre scolaire représente 70 % du marché de l’édition, qui pèse 20 milliards de francs CFA [environ 3 millions d’euros]. La chaîne du livre en Côte d’Ivoire est sinistrée ».
Ces chiffres spécifiques à la Côte d’Ivoire ne sont pas loin d’une moyenne africaine relevée quelques années auparavant dans un article sur Africultures en novembre 2003 intitulé « A quand une édition scolaire africaine ? », où il était souligné que « Le livre scolaire représente 75 à 90 % du marché global du livre en Afrique. Avec une autre statistique de mauvais augure pour le continent : « à peine 1% des livres scolaires sont produits localement. » Une tendance que des décideurs nationaux et internationaux, notamment la Banque mondiale a essayé d’inverser depuis un peu plus d’une quinzaine d’années maintenant, avec l’objectif de faire émerger des acteurs locaux. Une démarche expliquée par Stéphane Marill, éditrice et fondatrice de l’association ScoLibris Livre solidaire, sur les ondes de RFI en septembre 2020 : « Il y a des choses qui sont faites, notamment sur les appels d’offres financés par la Banque mondiale. Elle a accepté qu’il y ait une préférence nationale. C’est-à-dire qu’une offre nationale peut être un peu plus chère, à hauteur par exemple de 15 % plus cher, qu’une offre internationale. »
Et dans ce livre scolaire, se glissent aussi des œuvres d’auteurs inscrites au programme des classes de 6e en Terminale. Au Cameroun par exemple, le Goncourt des lycéens 2020, Djaïli Amadou Amal, voit son œuvre « Munyal, Les larmes de la patience » inscrite au programme de Terminale dès la rentrée académique prochaine. Et les subventions permettront que le roman soit disponible à 2500F au lieu de 5000F.

Subventions et besoins de structuration
Subventions. Appuis. Accompagnement. Ces termes reviennent beaucoup quand on parle de l’industrie du livre en Afrique, notamment au sud du Sahara. L’important organisme d’éditeurs ABC (African Books Collective) fondé en 1990 par exemple, a vécu jusqu’en 2007 de financements venant d’agences de développement et de coopération internationale du Danemark, de la Finlande, de la Norvège, de fondations comme Ford ou encore Rockefeller, etc. Des organisations qu’on retrouvait très investies dans le développement du livre en Afrique subsaharienne anglophone. Même démarche du côté de l’Afrique noire francophone. Ange Mbelle, diffuseur installée au Cameroun, explique : « L’Organisation Internationale de la Francophonie fait un travail intéressant pour rendre le livre accessible en termes de prix. Ces aides sont très importantes. On a des livres comme ça tous les ans, avec des institutions qui décident, généralement des gens de la diaspora, de rendre le livre disponible en Afrique et qui le subventionnent. Les limites de ces subventions sont les suivantes : on subventionne les éditeurs, ils éditent et rangent dans des cartons. Donc ça ne résout pas le problème de la circulation et de l’accessibilité du livre en Afrique subsaharienne. Au Cameroun, les subventions sont accordées au le livre scolaire. Et nos librairies se retrouvent à vivre trois mois l’année parce que tout est concentré sur cette catégorie. Pourtant, il n’y a pas que le livre scolaire. »
Selon Madame Mbelle, il est impératif de structurer le secteur. Elle s’exprime sans fioritures : « 90% des acteurs du livre au Cameroun, et j’exagère à peine, ne savent pas quel est leur travail, leur feuille de route (…) On a normalement un circuit constitué de l’auteur, l’éditeur. On peut avoir l’agence littéraire avant ce dernier. Ensuite, on a un diffuseur, un distributeur et un point de vente. Donc c’est toute une chaîne et ce sont des structures, des entreprises qui sont censées faire un travail précis. Mais chez nous, le même individu est un condensé d’auteur, éditeur, libraire et ce n’est pas possible ! » Un impératif de structuration qui est présent aussi en Afrique subsaharienne anglophone et qui aura été sur la table des discussions du séminaire de l’International Publishers Association en septembre 2019 à Nairobi au Kenya. Rencontre au cours de laquelle l’éditrice Olatoun Gabi-Williams a déclaré que des connaissances techniques étaient nécessaires afin de maîtriser les outils de création d’entreprises viables, avec des systèmes bien en place. Elle a ajouté « Pour se rapprocher du leadership mondial, l’industrie doit se professionnaliser. »

Potentialités
La professionnalisation donc pour un secteur qui, avec l’avènement de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) et son marché de plus d’un milliard de personnes, peut réaliser de grosses recettes. Même si des chiffres fiables globaux manquent pour une meilleure planification. En plus du marché, un autre potentiel facteur de vulgarisation du livre en Afrique, c’est le digital. D’ailleurs, ABC a su se réinventer et saisir l’occasion de l’outil numérique pour améliorer la distribution de ses plus de 3000 titres.

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